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La ministre de la Culture, Françoise Nyssen : "La violence du monde politique n'est pas une fatalité"

La ministre de la Culture Françoise Nyssen, ancienne directrice des éditions Actes Sud, évoque pour le JDD son nouveau rôle et affiche son ambition : une politique forte en faveur du développement de la lecture.

Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
Françoise Nyssen, dans son bureau de ministre de la Culture.
Françoise Nyssen, dans son bureau de ministre de la Culture. © Eric Dessons/JDD

Au gouvernement, elle est l'un des visages de la "société civile". Françoise Nyssen , 66 ans, est aujourd'hui à la tête du ministère de la Culture après avoir dirigé les éditions Actes Sud. Pas vraiment impressionnée, elle ne se dit pas "sensible à cette exposition personnelle" liée à cette nouvelle fonction. "La raison même de ma présence ici [au gouvernement], les travaux pratiques sur lesquels j'aime dire que j'ai été recrutée – la création d'une maison d'édition, d'une école et d'un écosystème culturel à Arles – ne sont pas le fruit de ma seule personne, mais d'un collectif", explique-t-elle dans un entretien au JDD. "Je me vois un peu comme un catalyseur. En chimie - discipline dans laquelle j'ai commencé ma carrière -, c'est la substance qui permet à une réaction de se faire et qui, une fois la réaction accomplie, disparaît tranquillement", poursuit-elle.

Comment vivez-vous votre nouvelle exposition médiatique?
Pour tout dire, je ne suis pas sensible à cette exposition personnelle, parce qu'elle ne rend pas compte de ma réalité quotidienne, qui est celle d'un travail en équipe. Il est naturel qu'il y ait une forme d'incarnation du ministère. Mais je n'agis évidemment pas seule. La raison même de ma présence ici, les travaux pratiques sur lesquels j'aime dire que j'ai été recrutée – la création d'une maison d'édition, d'une école et d'un écosystème culturel à Arles – ne sont pas le fruit de ma seule personne, mais d'un collectif. Et au ministère, aujourd'hui, je suis accompagnée par mon cabinet et par l'administration. Mon rôle est d'incarner, d'arbitrer, et de donner des impulsions. Je me vois un peu comme un catalyseur. En chimie – discipline dans laquelle j'ai commencé ma carrière –, c'est la substance qui permet à une réaction de se faire et qui, une fois la réaction accomplie, disparaît tranquillement.

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Le pouvoir ne coupe-t-il pas de la réalité?
Pas si l'on veille à garder un ancrage sur le terrain. J'y ai passé de trop longues années pour pouvoir travailler d'une autre façon. Et j'ai beau être neuve dans ce métier, je ne crois pas que l'on puisse faire de la politique autrement qu'en étant au contact permanent de la réalité. On ne dessine pas un projet assis dans un bureau sans aller voir ce qui se fait déjà sur le territoire, sans aller se frotter aux réalités locales, sans aller au contact de ceux qui auront à vivre ce projet. Il est très facile de se laisser prendre dans le tunnel des visites institutionnelles, des rendez-vous parisiens – je m'en rends compte aujourd'hui. Dès mon arrivée au ministère, j'ai donc veillé à ménager une partie de mon agenda pour des rencontres sur le terrain : en moyenne, je me déplace une fois par semaine en région, et de préférence hors des sentiers battus. Quand je me suis rendue aux festivals d'Avignon et d'Aix, en juillet, par exemple, j'ai assisté aux spectacles, bien sûr, mais j'ai aussi tenu à aller au-devant de tous ceux qui font la chair des festivals, en coulisses – les techniciens, les bénévoles. Je suis aussi allée visiter des lieux culturels et des écoles environnants, découvrir les initiatives qui y sont prises en faveur de la culture. J'ai fait des rencontres fortes. Dans un collège, un garçon d'une douzaine d'années a voulu témoigner de l'importance du lien engendré par la culture à l'école, et par la pratique du théâtre en particulier. Il a prononcé cette phrase d'une lucidité foudroyante : "Je pense que c'est la meilleure arme pour lutter contre le terrorisme."

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"J'ai conscience de faire partie des gens privilégiés"

Dans votre conduite, vous avez toujours insisté sur deux points : ne pas se laisser griser par le succès et pratiquer une certaine frugalité.
Je n'aime pas la notion de succès, en tout cas je ne m'y arrête pas car il n'existe rien de plus fugace. A peine a-t-on prononcé le mot que le succès est déjà loin derrière nous. Quel que soit le domaine, rien n'est jamais acquis. La frugalité, en revanche, est un principe porteur. J'ai conscience de faire partie des gens privilégiés, mais la frugalité est une règle de conduite. La sécurité matérielle n'est pas une source, mais une condition d'épanouissement. C'est la culture, la connaissance et son partage qui sont les vraies sources d'enrichissement personnel. C'est une évidence pour tous ceux qui ont la chance d'y avoir accès et ma mission, c'est d'en faire une évidence pour tous : que l'accès à la culture, et plus particulièrement à la diversité culturelle, ne soit pas une chance pour certains mais un droit bien réel pour chacun.

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Etes-vous préparée à la violence du monde politique?
Chaque milieu possède sa propre violence. Lorsque j'étais éditrice, j'ai pu en voir une certaine forme s'exercer, contre tel ou tel auteur. L'important, c'est de ne pas se laisser arrêter ou déstabiliser. Je cite souvent ces mots d'Antonio Gramsci : "Le pessimisme de la raison nous oblige à l'optimisme de la détermination." Je crois par ailleurs que la violence du monde politique traditionnel – celle des attaques personnelles, des petites phrases – n'est pas une fatalité. Les choses sont d'ailleurs en train de changer. Le Conseil des ministres est fait, pour moitié, de personnes qui sont issues de leur terrain de compétences. Même chose à l'Assemblée nationale : beaucoup de gens ne viennent pas du cursus politique classique. Celles et ceux qui, comme moi, sont issus de la société civile ne sont pas moins armés pour autant, et peut-être même plus libres. Car nous n'avons rien à perdre. Je suis au ministère avec mes lignes de force : la culture pour tous, partout, à commencer par l'école. Je les porterai aussi longtemps que la responsabilité m'en sera donnée.

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J'étais enfant unique et j'ai grandi en compagnie des livres, mais aussi des 78-tours et des 33-tours de mes parents

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On présente la politique comme une drogue dure, dévorant vie de famille et temps de réflexion.
Je ménage du temps pour l'une et l'autre. L'agenda est tel que l'on pourrait ne jamais s'arrêter. Les semaines sont denses, c'est sûr, et l'on ne peut pas s'enfermer seule dans une pièce pendant plusieurs heures pour s'adonner à la réflexion. Il faut réfléchir en mouvement, voler du temps avant et après la journée de travail, penser à voix haute avec ses collaborateurs, saisir la moindre rencontre pour s'enrichir. Il est primordial de s'extirper des affaires quotidiennes pour se nourrir par d'autres voies. Je vais régulièrement au spectacle, pour ma part : pas par mondanité, mais parce que j'aime cela ; c'est un moyen de nourrir mon action de femme politique et de femme tout court.

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On vous associe à la littérature, mais la musique a été tout aussi importante dans votre vie.
J'étais enfant unique et j'ai grandi en compagnie des livres, mais aussi des 78-tours et des 33-tours de mes parents. La musique et la littérature ont été, dès mon enfance, de grandes passions. Mon grand-père m'avait fait lire Les Hommes en blanc, d'André Soubiran. J'ai dévoré la série des Arsène Lupin, de Maurice Leblanc. Avec le temps, mes goûts ont évolué, et j'aime aujourd'hui la littérature moins narrative, plus râpeuse, plus inspirante, plus déstabilisante. Côté musique, j'ai découvert d'abord la chanson française : Catherine Sauvage, Colette Magny, Yves Montand ou Barbara – je me souviens encore du choc éprouvé en l'entendant chanter Göttingen dans le petit théâtre de mon père à Bruxelles. Puis la musique classique, puis le jazz. Elle fait partie de mon histoire, de moi : tous les moments intenses de ma vie sont associés à la musique.

"Le cinéma m'accompagne depuis longtemps"

L'art aide-t-il à surmonter les épreuves?
Oui, disons plus largement qu'il aide à se construire, et donc à avancer. La musique cristallise immédiatement des émotions bien particulières. La littérature vient en aide aussi, mais plus lentement parfois : il faut la mûrir, il faut laisser du temps aux récits. Elle m'a personnellement été d'un grand apport face à l'épreuve du décès. Je pense notamment aux livres de Joan Didion – L'Année de la pensée magique ou Le Bleu de la nuit, qui abordent la disparition de proches. J'ai récemment vu le spectacle de Joël Pommerat Cendrillon, sur le deuil et le désir de vivre, qui est aussi très puissant. L'art offre un vrai recul, et une réflexion sur ses propres expériences.

Quel rapport avez-vous au cinéma?
Il m'accompagne depuis longtemps. Certains films ont laissé en moi des traces à vie. J'ai évidemment mes classiques : Cabaret, avec Liza Minnelli ; Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000, d'Alain Tanner ; ou Nous nous sommes tant aimés, d'Ettore Scola, que je place peut-être au-dessus de tout. Je repense aussi souvent à la dernière scène de Loin de la foule déchaînée, avec Julie Christie, Terence Stamp et Alan Bates – un grand film romantique, planté dans la campagne anglaise du XIXe siècle. La fin est sublime : l'homme et la femme se retrouvent au coin du feu, de part et d'autre de la cheminée, avec un livre sur les genoux ; ils lèvent les yeux l'un vers l'autre, et le film s'achève sur cette image. Si je devais penser à des coups de cœur plus récents, je citerais Valley of Love, avec Gérard Depardieu et Isabelle Huppert ; La Loi du marché, de Stéphane Brizé ; Les Nouveaux Sauvages, de Damián Szifrón ; Juste la fin du monde, de Xavier Dolan ; ou encore A voix haute, le documentaire poignant de Stéphane de Freitas ; Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, et Timbuktu, d'Abderrahmane Sissako. Nous avons un cinéma extraordinaire en France. Ma responsabilité est aujourd'hui d'en soutenir à la fois le dynamisme, l'excellence et la diversité.

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Je souhaite mettre en place une politique qui recrée du sens et du lien dans notre société

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Vous vous définiriez comme une intellectuelle?
C'est avant tout l'envie de "faire" qui me définit. Je suis quelqu'un qui a envie de traduire ses convictions de façon concrète. J'ai aujourd'hui les leviers pour le réaliser. Le développement des arts et de la culture à l'école, dès le plus jeune âge, sera l'une de mes priorités. Je crois notamment beaucoup aux vertus de la pratique artistique, comme le chant ou la pratique d'un instrument : elle favorise la concentration, l'écoute, l'ouverture à autrui. Nous avançons de front, avec mon homologue de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, sur ces sujets. Nous aurons dans quelques semaines notre projet commun : la rentrée des classes en musique. Dans au moins une école par canton, à la première récréation, les enfants seront réunis autour d'un moment musical assuré soit par les élèves eux-mêmes, soit par des intervenants extérieurs : les conservatoires, les écoles de la musique – tous les acteurs locaux seront mobilisés. Je souhaite également avoir une politique forte en faveur du développement de la lecture. Elle s'appuiera notamment sur les bibliothèques, qui doivent ouvrir plus, pour s'adapter aux rythmes de vie de nos concitoyens, et mieux, en n'étant pas de simples lieux de prêt, mais de véritables maisons culturelles de quartier. Je souhaite mettre en place une politique qui recrée du sens et du lien dans notre société.

Est-ce votre éducation qui vous a inculqué le souci des autres?
J'ai été élevée dans l'idée qu'il fallait que je devienne rapidement indépendante, que je me prenne en charge, et en même temps que l'on ne fait pas sa vie sans les autres. Le neurobiologiste Pierre-Marie Lledo, de l'Institut Pasteur, définit le cerveau comme la "chambre d'écho de l'autre". Le rapport à l'altérité est au cœur de tout, y compris des exercices d'introspection les plus profonds, comme la méditation : plus je médite, plus je me tourne vers moi, plus j'ai envie d'aller vers l'autre. C'est ce que décrit très bien le livre Cerveau et Méditation, qui retrace huit années d'échanges entre le neuroscientifique Wolf Singer et le bouddhiste Matthieu Ricard. Ce lien à l'autre est au cœur de la vie culturelle : lorsque l'on est face à une œuvre, ou lorsque l'on est soi-même dans un processus de création, on est nécessairement au-delà de sa propre personne. Dans L'Espèce fabulatrice, Nancy Huston – l'une de mes auteures favorites – montre combien la littérature aide à connaître l'autre, et amoindrit le risque de conflit entre les hommes. C'est là que se niche la puissance à la fois émancipatrice et fraternisante de la culture, et c'est la raison pour laquelle elle n'est pas l'ornement, mais le fondement de notre société.

"Je défends la notion d'éclectisme"

Pourquoi est-ce important que les hommes politiques lisent?
C'est plus qu'important : c'est nécessaire, pour au moins deux raisons. D'abord, parce que la lecture permet de sortir de l'urgence du quotidien, pour retrouver une autre forme de vision, de réflexion, dans un autre type de temporalité. La littérature apporte de la chair à la pensée. Ensuite, la lecture nourrit l'empathie : quand on entre dans la peau d'un personnage, d'un narrateur, on cultive sa capacité à appréhender l'autre, à se mettre à sa place. Les femmes et les hommes politiques doivent donc se ménager du temps pour lire, en veillant à ne pas lire tout le temps la même chose et à puiser dans la diversité de la littérature. C'est le meilleur bouclier contre la pensée unique dans le débat public.

Avez-vous un lien à la culture populaire?
Je défends la notion d'éclectisme. La culture sert à voyager, et l'on doit donc pouvoir aller partout. C'est l'idée de la diversité culturelle, qui est le cœur du modèle que je souhaite porter : diversité dans les contenus qui sont accessibles au public, et diversité dans la création, grâce au soutien que nous apportons aux artistes émergents. Dans la notion de culture "populaire", il y a l'idée que cette culture est partagée, ce qui est fondamental. Ma responsabilité, c'est de faire en sorte que cette culture partagée soit le plus ouverte possible.

Quelle serait votre plus grande réussite en tant que ministre de la Culture?
J'aimerais que les cloisons s'estompent entre la culture et l'éducation nationale. La culture n'est pas un supplément d'âme, mais une nécessité dans le parcours d'un enfant. Elle nourrit la sensibilité, l'esprit critique et la réflexion. Elle permet aussi à certains jeunes de gagner une confiance en eux qu'ils n'auraient pas acquise par les autres disciplines, mais qui leur permettra d'appréhender avec un nouvel élan ces autres disciplines : la culture facilite l'apprentissage des autres savoirs, c'est scientifiquement démontré. Culture et éducation sont donc des priorités indissociables. Pour faire grandir la culture, il faut faire grandir la place qu'elle occupe dans les écoles. Mais pour faire grandir l'école, il faut aussi y faire grandir le rôle offert à la culture. C'est une conviction que nous partageons avec Jean-Michel Blanquer, et nous sommes déterminés à concrétiser un objectif affiché de longue date par nos deux ministères. Si je réussis cela, la généralisation de l'accès à la culture et à la pratique artistique pour les jeunes, alors je considérerai que j'ai accompli ma mission.

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